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Dogs of Europe

© Linda Nylind

D’après le roman d’Alhierd Bacharevic – mise en scène Nicolai Khalezin, Natalia Kaliada, par le Belarus Free Theatre/ première représentation en France – spectacle en langue bélarusse surtitrée en français.

Ils l’ont joué clandestinement en mars 2020 à Minsk, alors que Nicolai Khalezin et Natalia Kaliada, metteurs en scène obligés à fuir le régime Loukachenko et à s’exiler dès 2010, ont dirigé le collectif à distance. Entré en résistance à son tour contre la dictature du pays, le Théâtre libre du Bélarus – dix-sept acteurs, danseurs et chanteurs – s’est exilé en Grande Bretagne à partir de 2020, chaque artiste courant le risque d’être emprisonné. La troupe s’était emparée du texte – une grande fresque politique en vingt chapitres – dont la violence se superpose exactement à sa colère et a fait sienne aujourd’hui la révolte de l’Ukraine. Ils la présentent à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, à Paris. Une galerie de personnages s’affronte : espions, idéologues, détectives, poètes, libraires etc. Images et vidéos sur grand écran font fonction de décor et aident à la compréhension de l’ensemble.

© Linda Nylind

Né à Minsk en 1975, Alhierd Bacharevic, l’auteur, lui aussi exilé, envoyait au début de la guerre à un hebdomadaire ukrainien, une Lettre ouverte commençant par : « Chers Ukrainiens, la dictature est notre ennemi commun. Ne la laissons pas nous diviser. » Il avait en effet écrit en 2017 Dogs of Europe, un thriller d’anticipation, interdit au Bélarus, en fait une fable dystopique composée de deux parties. En 2049, à la suite d’une guerre, l’Europe se retrouve coupée en deux et le nouveau Reich, régime autocrate placé sous domination russe prive la population de liberté, faisant face à la Ligue des États européens, le monde libre. Un homme en cavale, fuyant une accusation de meurtre, mène sa propre enquête. Son extravagante odyssée le mène des dernières librairies d’Europe jusqu’en Biélorussie et en Russie, anciennes républiques désormais confondues en un seul territoire européen sous l’autorité d’un service secret. « Tout ce en quoi je croyais n’était qu’un jeu… Tu peux créer le monde à partir de rien… » dit Babcia, racontant l’histoire de son pays et sa violence.

Une première partie composée de treize chapitres d’une grande violence et d’un certain excès, cherche la vérité sur l’Histoire qui a mis sous séquestre tous les droits individuels. Des images de guerre et de combat, de meurtres, de sang, nous parviennent. En contrepoint, Mark et Marichka Marczyk, – le duo Balaklava Blues – qui ont composé la musique originale, jouent et chantent en live. Soudain le son d’un piano, ou d’un violon, un air traditionnel, une chanson nostalgique, traversent le bruit et la fureur et nous permettent de reprendre souffle. « En quelle année sommes-nous ? » sera la question récurrente. Une capsule temporelle est enterrée par les élèves d’un collège de Minsk, qui sera retrouvée après la destruction de ce monde. Des femmes en robes rouge et noir dansent. Une autre pousse une boule géante de livres, telle Sisyphe. Plusieurs personnages plus que troubles se croisent, se désavouent, se tuent : Kakouski, Mauchun, la parachutiste Stefka, Liubka, Lebed. D’autres figures se toisent : flic, maire, cheffe adjointe de l’idéologie etc… Il n’est pas très simple de s’y retrouver.

© Linda Nylind

D’un style et d’un contenu différent, la seconde partie fait le tour de l’Europe en sept stations et se joue au-delà des frontières : Berlin, Hambourg, Prague, Paris et Vilnius. Un homme est mort dans un hôtel de l’Europe libre. Un détective enquête. Il y est question d’une plume et d’un livre, d’un recueil de poèmes laissé par le disparu, ni nom ni titre pour ne pas être connu ni reconnu, d’une langue inventée appelée le balbuta. Le fil conducteur se trouve à travers les librairies visitées où les livres, comme le passé, brûlent et où l’histoire de la vraie Biélorussie est révélée avant d’être emportée par le Reich.

Métaphore de la dictature et de la barbarie, pièce prémonitoire portée par l’énergie et la rage des acteurs, le Belarus Free Theatre, inscrit sa démarche dans une forme de théâtre documentaire aux multiples expressions artistiques. Théâtre épique et engagé version polar, puisant dans l’actualité du pays et son criant manque de liberté, il travaille les corps, les voix, les extravagances, dans l’urgence de dire et de faire savoir. Il n’est pas toujours simple de suivre les mouvements spontanés de la scène en ses péripéties diverses qui propulsent le spectateur du naïf à l’excès, de la perte de repères à la vérité du moment, mais compte tenu des conditions de la création on ne peut que les suivre et essayer de réfléchir avec eux sur ce que signifie le concept Europe.

Brigitte Rémer, le 4 janvier 2023

Avec : Darya Andreyanava, Pavel Haradnitski, Kiryl Kalbasnikau, Mikalai Kuprych, Aliaksei Saprykin, Mitya Savelau, Maryia Sazonava, Stanislava Shablinskaya, Yuliya Shauchuk, Raman Shytsko, Oleg Sidorchik, Kate Vostrikova, Ilya Yasinski – scénographie, dramaturgie Nicolai Khalezin – co-dramaturge Maryia Bialkovich – cinéaste Roman Liubyi –  lumière, vidéo Richard Williamson – composition Sergej Newski – musique originale et live, Mark et Marichka Marczyk (Balaklava Blues) – son Ella Wahlström – chorégraphie Maryia Sazonava – vidéaste Mikalai Kuprych – illusions Neil Kelso. Le spectacle a été créé le 7 mars 2020 à Minsk, production Belarus Free Theatre, coproduction Barbican/ Londres, Théâtres de la Ville de Luxembourg.

Du 9 au 15 décembre 2022, à l’Odéon-Ateliers Berthier, 1, rue André Suarès, 75017 Paris – métro Porte de Clichy – en tournée : du 2 au 6 mars 2023, Adélaïde Festival (Australie).

© Linda Nylind